Par Marc Rees PCINpact - Jeudi 19 juin, 00h23
Un article discret de la loi Hadopi, surtout éclairée par la riposte graduée, instaure un régime de filtrage de contenus en France. Une vision inédite du contrôle des échanges sur le réseau.
Hier, lors de la présentation presse rue de Valois du projet de loi Création et Internet, Christine Albanel assurait au parterre de journalistes : « J’entends (..) parler de « filtrage généralisé des réseaux ». Il est évident que le projet du gouvernement ne prévoit rien de tel ! La diffusion des techniques de filtrage doit faire l’objet, aux termes des accords de l’Élysée, d’une expérimentation de bonne foi, sur une période de deux ans, entre les acteurs de la Culture et ceux de l’Internet. Il n’y a donc pas lieu, pour les pouvoirs publics, d’interférer sur ce point, dès lors que les parties respectent spontanément cet engagement ». Soulagement.
Après les URL, le filtrage des contenus
Si l’on examine le texte, miroir de cette déclaration d’intention, le discours prend une tournure plus floue. Et pour cause : Albanel et l’industrie de la Culture prévoient bien d’instaurer en France un système de filtrage. Pis, le filtrage est nettement plus incisif que celui envisagé récemment par Michèle Alliot Marie contre le contenu pédopornographique et qui déjà a provoqué des remous lors de la diffusion de la Charte sur la Confiance (notre actualité).
Alors que MAM était montée au front pour soutenir un intrépide et délicat filtrage d’URL contre ces contenus odieux, Albanel opte illico pour le filtrage de contenu. À côté, le filtrage d’URL fait office d’une mesure de garde-champêtre.
C’est un durcissement manifeste du texte. Le document initial, l’avant-projet concocté par le ministère, qui fut critiqué par la CNIL, l’AFA, L’Afoc, l’Asic… se contentait de confier la prévention des atteintes au droit d’auteur à l’autorité au centre de la loi Hadopi. Une interprétation large (ou paranoïaque) laissait entrevoir le filtrage dans l’ombre du texte, une interprétation serrée, non. Mais c'était avant l’avis « favorable » du Conseil d’État qui, attentif, torpilla le passage indiquant que la mesure devait être orchestrée seulement par un juge judiciaire, non une autorité indépendante.
Après cette correction, les artisans de la loi ont mis les bouchées doubles. Il faut se plonger dans la loi Création et Internet (ou Hadopi) jusqu’au bout pour découvrir tout en bas, à l’article 5, le futur article 336-2 du code :
En présence d'une atteinte à un droit d'auteur ou à un droit voisin occasionnée par le contenu d'un service de communication au public en ligne, le tribunal de grande instance, statuant le cas échéant en la forme des référés, peut ordonner à la demande des [ayants-droit] ou des organismes de défense professionnelle [comme l’ALPA], toute mesure de suspension ou de filtrage des contenus portant atteinte à un droit d'auteur ou un droit voisin, ainsi que toute mesure de restriction de l'accès à ces contenus, à l'encontre de toute personne en situation de contribuer à y remédier ou de contribuer à éviter son renouvellement.
Dans ces lignes, les accords de l'Elysée sont ignorés alors qu'ils provoyaient pourtant des expérimentations sur deux ans.
Un texte très vaste, dépassant les limites de la LCEN
Le tribunal de grande instance, statuant en référé, une procédure turbo, pourra donc demander à Free Neuf ou Orange que soit filtré tel contenu sur les réseaux. Le texte est d’ailleurs très vaste puisqu’il ne vise pas seulement sur les FAI, mais également les hébergeurs, ou n’importe quel intermédiaire ou tuyau. En quelque ligne, il détricote donc l’équilibre de la loi sur l’économie numérique qui oppose pourtant hébergeurs et éditeurs.
Ici l’ayant droit peut obtenir un filtrage de Youtube, des newsgroups, des réseaux P2P, d'un site internet, des échanges de toute nature, sans le formalisme tatillon de la LCEN : on saisit le juge des référés, et dans l’instant, voilà le filtrage ordonné. Sauf erreur, c’est aussi la première fois que la mention de « filtrage » apparaît ainsi dans le droit de l’internet.
Bien sûr, techniquement, le filtrage des contenus est une autre paire de manches que le filtrage des URL. On pourra relire l’interview que nous a accordé un FAI français de première importance. Ces mesures doivent par exemple s’accompagner d’investissements faramineux : la somme de 40 000 euros par DSLAM nous fut citée, alors qu’il y a 20 000 DSLAM chez Orange, et environ 3600 chez Free et autant chez Neuf. Cette petite décision d’un juge de référé pourrait donc avoir des effets encombrants pour les budgets de l'acteur qui devra supporter cette charge.
L'exemple belge
Cette tentation du filtrage des données échangées, qui implique mécaniquement un contrôle approfondi de tout ce qui passe entre votre écran et le web, n’est pas une nouveauté en Europe. Chez nos proches voisins, dans un jugement du 29 juin 2007, le tribunal de première instance de Bruxelles a exigé du FAI Tiscali (propriété de Scarlet) « qu'il adopte une des mesures techniques avancées (…) pour empêcher les internautes de télécharger illégalement le répertoire musical de la SABAM via les logiciels P2P » (notre actualité). La mesure fut considérée comme une véritable trappe puisque le juge ne donne aucune indication technique. Au FAI de se débrouiller, mais ce qui est sûr c’est qu’il s’expose à une astreinte importante au cas où les mesures prises s’avéreraient insuffisantes ou dépassées par la technique.
« Il ne s’agit (…) bien évidemment ni de « fliquer », ni de « criminaliser », ni de supprimer des libertés fondamentales – à moins que l’on considère le vol comme une liberté fondamentale » a tambouriné Christine Albanel avant donc de lancer cet engrenage, pièce discrète, mais maîtresse de l'arrivée du filtrage de masse de l'Internet en France.
Par Marc Rees PCINpact - Mercredi 18 juin, 17h13
Le projet de loi Hadopi, dit Création et Internet, a été présenté ce matin en conseil des ministres.
La ministre de la Culture, Christine Albanel, a tenu ensuite un point presse où elle a donné des détails sur les futures recettes de la lutte contre le piratage sur les réseaux.
Le projet ayant été diffusé, on en sait un peu plus sur les modalités pratiques de la mesure, surtout au fil des discussions que nous avons pu avoir après cette rencontre. Nous reviendrons plus en profondeur sur ce dossier.
En attendant, a été levée, au moins partiellement, une mesure qui suscitait bon nombre de questions : celle de la sécurisation des lignes Internet. Le projet de loi, qui met en mouvement la riposte graduée (un mail, une lettre recommandée, une suspension d’abonnement), oblige les titulaires de ligne Internet à sécuriser leur connexion. C’est une obligation de surveillance de l’accès pour éviter, par exemple, que sa ligne Wifi soit piratée par un vilain voisin, lequel pourrait alors télécharger des MP3 sur son dos.
Un problème de preuve
L’usage de ces moyens de sécurisations dits « efficaces » sera de la toute première importance puisqu’ils permettront à M. Dupont d’échapper à la mécanique de la riposte graduée et donc à la suspension de son abonnement. Et c’est une autorité indépendante, l’Hadopi, qui sera chargée de dresser la liste des outils dits « efficaces » à utiliser donc rapidement si l'on est soucieux de sécurisation.
Problème : comment M. Dupont prouvera que ce jeudi 19 juin, à 13h34 il a bien utilisé cet outil, alors que son adresse IP a été pistée sur les réseaux P2P ?
La demande génèrera l'offre
Nous avons posé cette question à M. Henrard, conseiller de Mme Albanel qui fut l’un des rédacteurs de la loi Hadopi : « à partir du moment où les internautes vont avoir intérêt à installer ce genre de dispositif où il existera donc une demande solvable, les FAI vont alors développer une offre dans ce domaine. Il faudra prévoir, dès lors qu’il s’agit de fournir aux abonnés un moyen de s’exonérer de leur responsabilité, un dispositif qui permet de certifier à l’Hadopi qu’à tel ou tel moment, ce dispositif était utilisé ». Ce dispositif n'est donc pas encore tout à fait rodé mais cette certification apportée par le FAI permettra à l’abonné de s’abriter contre la riposte graduée.
Ce montage pourra ainsi générer une hausse de l’abonnement Internet, sauf si les FAI, encore sollicités par le financement de la TV, acceptent de serrer leurs marges. Mais ce sera le prix à payer pour la tranquillité. Il faudra en outre que les solutions techniques de sécurisations soient compatibles multiplateformes. Que dirait-on si Free, ou Neuf, ou Orange ne proposait qu’une solution sous Windows, laissant sur le carreau les amateurs toujours plus nombreux des solutions libres ou Mac ?
À la question de savoir s’il n’y a pas la mise en place d’une forme de vente liée, M. Henrard répond par la négative : « On crée une incitation et chacun se détermine en fonction de ses obligations. Il y a des aléas dont on veut se protéger et si on est un tout petit peu rationnel, il est évident qu’on va demander à son FAI l’utilisation d’un tel dispositif. » Chacun agira ainsi en bon père de famille, pour reprendre l'expression bien connue.
Réaction des FAI
Daniel Fava (Telecom Italia), président de l’Association des fournisseurs d’accès français, nous l’explique : « à partir du moment où la loi ne l’oblige pas, cela va être du ressort de chaque FAI en fonction de sa politique commerciale ». Chaque FAI pourra proposer la sécurisation pour un tarif donné, donc. Daniel Fava nous indique encore que des tests pourront avoir lieu à la rentrée, dans le meilleur des cas. Les FAI testeront et feront des choix quant à la commercialisation. La mesure s’accompagnera évidemment de conseils pour la sécurisation de sa ligne Wifi, mais ces conseils seront insuffisants lorsque l'Hadopi viendra réclamer des preuves d'usages d'un outil certifié.
Dans tous les cas, sans la preuve de cet usage d'un outil certifié, il sera quasi impossible à l'internaute de ne pas être condamnable au regard de l'Hadopi, sauf cas de force majeur (l'astéroïde qui tombe sur le DSLAM) ou s'il démontre un piratage.
Filtrage et flicage massif de l'Internet. On peut parler de "vente liée" malgré ce que dit le ministère, et donc d'augmentation des tarifs FAI. Comment peut-on laisser passer une telle mesure ? Un petit coup de pression serait le bienvenu, que ce soit de la part des connectés, des FAI, des hébergeurs, etc. Vouloir sécuriser le réseau et les échanges, pourquoi pas, mais il y a des limites quand même !!